Mais que font les femmes artistes quand elles ferment l’atelier à la nuit tombée dans les années 1920 ?

Séminaire « “Et pour la petite histoire”. Théorie et pratique de l’anecdote en art 
et histoire de l’art » (2023-2024)

Entrée libre et gratuite en présentiel.
Inscription obligatoire auprès de l’organisation 
pour les séances en visioconférence via Teams, ici


Le plus souvent, l’attention est captée par des pas de côté : dans le continuum d’un récit, la cohérence d’une démarche, d’un discours, un « récit bref d’un petit fait curieux » fait événement, arrête le regard, surprend et stimule la pensée. Les anecdotes fonctionnent comme une récréation au cœur de l’étude car elles impliquent une rupture dans les modalités de réflexion. À travers elles, quelque chose vient à nous, nous interpelle par son étrangeté, sa familiarité, son pittoresque, sans que l’on doive s’appliquer à son étude. Comme le punctum de Barthes qui qualifie la manière dont une image nous point et finalement s’empare de nous en faisant vibrer des échos intimes et souvent inconscients, une anecdote réussie nous prend par la main pour nous entraîner à sa suite. Ce format qui emprunte à la parabole représente aussi une forme d’humilité de la pensée. Il s’agit en effet via l’anecdote à la fois d’intéresser, d’entraîner, donc de faciliter l’accès, et de proposer non pas une démonstration, une pensée formée et dans une certaine mesure fermée, mais bien un point de départ, que chacun et chacune peut choisir de suivre à son gré. Nous proposons de voir dans cette générosité un véritable propos et finalement un positionnement intellectuel à part entière.

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On sait toutefois combien les rapports de la discipline historique avec l’anecdote sont conflictuels. Si les vies de peintres de la Renaissance et de l’époque classique étaient émaillées de petits faits plus ou moins vrais sur les artistes, histoire de l’art et histoire se sont construites comme disciplines scientifiques contre ces pratiques narratives jugées secondaires, peu fiables et souvent stéréotypées. L’école des Annales, sans délaisser systématiquement le genre biographique – voire parfois en le renouvelant –, n’en a pas moins mené une critique en règle des « plumitifs de l’historiette », tandis que la sociologie, Pierre Bourdieu en tête, a souvent dénoncé la douteuse « illusion biographique ».

Pourtant, l’histoire littéraire et la théorie de l’(auto)biographie ont établi de longue date que les récits de vie – dont l’anecdote est un fragment – sont des constructions fictionnelles, où la réalité vécue est transformée, agencée et remaniée ; et c’est précisément dans cet écart, cette poétique, cette artificialité même, que réside l’intérêt du genre. À condition, bien sûr, d’envisager l’anecdote en rapport étroit avec celui ou celle qui la raconte et la transmet, comme discours situé et prise de position, dans le champ de forces qu’est le champ de l’art.

Par ailleurs, il apparaît légitime de se demander dans quelle mesure la répugnance épistémologique vis-à-vis de l’anecdote participe – sans que ce soit nécessairement son objectif – à nourrir l’idée qu’on puisse « séparer l’homme de l’artiste », avec les effets pervers que l’on connaît, tant au sein de la discipline que du monde de l’art et de ses institutions. Force est de constater que certains faits hâtivement tenus pour anecdotiques – par exemple sur la vie familiale, sentimentale ou sexuelle des personnes –, si l’on veut bien les considérer comme révélateurs d’une articulation de l’individuel et du social, peuvent témoigner de phénomènes d’émancipations individuelles et collectives ou de violences systémiques qui existent et s’exercent dans le monde de l’art comme ailleurs.

Enfin, dans nos pratiques d’enseignant·e·s, de chercheur·e·s, de curateur·ice·s ou d’artistes, le recours à l’anecdote est une ressource souvent précieuse. Elle a ses vertus – pédagogiques, heuristiques, persuasives, (ré)créatives. Elle participe de logiques épistémologiques, didactiques ou poïetiques, mais aussi de stratégies de captation de l’attention, de récit de soi ou de storytelling. Elle peut être un outil pour l’enseignant·e en passe de perdre l’attention de ses élèves. C’est aussi bien souvent un point d’entrée dans une nouvelle recherche. Pour l’artiste, elle peut permettre d’éclairer l’élaboration ou le sens d’une œuvre, à destination de critiques, de marchands ou du public. Elle est tour à tour impulsion, media et support de nos pratiques artistiques et scientifiques.

Ce séminaire propose donc de considérer l’histoire de l’art à ses frontières intérieures, là où elle entre en contact avec l’individu, et de réfléchir à partir de la chair qui entoure la pensée, lui donne sa forme et dans une certaine mesure sa saveur. Il pourrait aussi être l’occasion d’aborder la question de l’anecdote à travers les œuvres des collections de l’École des Beaux-arts.

Séance avec Catherine Gonnard, « Mais que font les femmes artistes quand elles ferment l’atelier à la nuit tombée dans les années 1920 ? »

Catherine Gonnard est chargée de mission documentaire à l’institut national de l’audiovisuel. Elle a rédigé de nombreux articles pour des catalogues d’exposition (PionnièresNikideSaintPhalleLaure Albin GuillotCharley Toorop…), pour le Dictionnaire des cultures homosexuelles (2001), le Dictionnairedescréatrices(2013) ainsi que le Dictionnairedesféministes(2017). Avec Elisabeth Lebovici, elle a publié Femmes artistes/artistes femmes, Paris 1880 à nos jours (2007) et des articles sur la culture visuelle lesbienne à la télévision.

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