Journée dans le cadre de l’atelier « Le populaire comme adjectif »
Programme
- Vincent Chambarlhac (LIR3S UMR CNRS uB 7366) :
Introduction
- Samir Bajric (EA 4178 Centre Pluridisciplinaire Textes et Cultures [CPTC]) :
Réception et enjeux épistémologiques de l’épithète « populaire » en linguistique
Le terme populaire investit les sciences du langage aussi bien en diachronie qu’en synchronie. Dès lors, l’analyse linguistique mobilise l’épithète correspondante à divers niveaux. Deux d’entre eux hantent l’histoire des idées linguistiques (diachronie) et la dimension diastratique du phénomène langagier (synchronie).
La notion de linguistique populaire (allemand : Volkslinguistik ; anglais : folk linguistics) crée une véritable nouveauté dans l’histoire des préoccupations humaines liées à la faculté langagière (du Moyen-Âge jusqu’au début du XIXe siècle) . « De façon provisoire, on peut dire que le domaine de la linguistique populaire comprend tous les énoncés qu’on peut qualifier d’expressions naturelles (c’est-à-dire qui ne viennent pas des représentants de la linguistique comme discipline établie) désignant ou se référant à des phénomènes langagiers fonctionnant au niveau de la méta-communication » (E. Berkle dans S. Auroux, 1989, p. 39). L’histoire des idées linguistiques devrait, dans sa partie préliminaire, rendre hommage à cet « éveil de la conscience linguistique » qui fut « stimulé par des contacts avec des locuteurs étrangers, par l’existence et la reconnaissance d’un clivage dialectal au sein d’une communauté de langue ou par une orientation particulière de cette curiosité désintéressée que l’homme porte spontanément à lui-même et au monde qui l’entoure » (R.H. Robins, 1976, p. 9). Le rôle de la linguistique populaire ancienne est donc très étroitement lié à l’éternelle recherche du « caché ». Ce qui est « caché » fait partie de la nature, de la réalité extra-linguistique. Par conséquent, cette dimension de la langue devient l’objet de réceptions collectives de (A. Borst, 1963, R.H. Robins, 1967, D. Hymes, 1974, R. Bugarski, 1984).
Quant à la théorie linguistique, elle intègre l’épithète populaire dans le cadre des études portant sur les niveaux (registres) de langue (sphères diastratiques). C’est ainsi qu’on parle de niveau populaire (ou familier, ou, ce qui est plus symptomatique encore : niveau bas ; allemand : Umgangssprache) d’un énoncé. Ce dernier coexiste avec les niveaux vulgaire, moyen et soutenu. C’est ainsi qu’en sémantique, tout lexème cesse d’être prisonnier du domaine puissanciel (propriété de la langue en tant que système), dès lors qu’il s’approprie un sens (un sème) en discours, lequel discours constitue ipso facto le foyer naturel de la signification populaire (O. Soutet, 1995, S. Bajric, 2013).
- Vincent Chambarlhac (LIR3S UMR CNRS uB 7366) :
« Populaire », une ritournelle d’historien chiffonnier ?
L’épithète « populaire » qualifie moins un objet qu’il ne caractérise une relation, une distance. en somme, à l’image des goguettes du XIXe siècle, il s’agit de passer la barrière (Rancière) pour rencontrer le « populaire », soit l’adjectif substantivé. L’interrogation de cette distance, de cette ligne de fuite impliquerait la figure du chiffonnier, celui qui se tient aux bornes. appliqué aux historiens, cette figure emprunte autant à Walter Benjamin qu’aux Arts de faire de Michel de Certeau. Pour autant, supposer que l’épithète est distance et mise en relation implique moins une pratique de l’histoire à rebrousse-poil, soit le renversement d’une histoire d’en bas, il convoque une épistémologie des marges qui emprunte à la micro-histoire, convoque le jeu d’échelles à parcourir plus que le renversement de perspective.
Populaire, une ritournelle de l’historien chiffonnier ?
Vincent Chambarlhac,
LIR3S UMR 7366 CNRS-uBFC
Il est ici question de la pratique et de l’écriture de l’histoire culturelle et sociale dans son rapport à l’adjectif populaire. Seulement. Dans ce rapport à l’écriture, l’historien est exactement un écrivain de seconde main, un chiffonnier des XVIIIe et XIXe siècle [1] pour qui l’épithète donne une forme sociale aux matériaux et archives qu’il collecte. Ceci étant dit, « De l’autre côté du détroit, un peu à l’écart du fleuve et de la grand-route, au bout de la ligne des transports urbains, vit un autre peuple, à moins que ce ne soit simplement le peuple [2]. »
Jacques Rancière ouvre ainsi son livre, Courts voyages au pays du peuple. S’il paraît en 1990, l’ouvrage reprend, dans ses premières pages, des thématiques développées dans la dernière livraison des Révoltes logiques (Politiques du voyage, 1981). Née en 1975 et fille de mai 1968, la revue entendait, sous les auspices rimbaldiens de la philosophie féroce de Démocratie [3], explorer les « mémoires populaires des luttes ». Elle se clôt donc sur une « politique du voyage » pour aborder le peuple. Significativement structurée par les lexiques du voyage, de la distance, de l’étrangeté et du différent, l’introduction de cet ultime volume [4] n’emploie jamais l’épithète populaire, pourtant alors au cœur des débats depuis une décennie [5]. Il s’agit de rencontrer le peuple et, dans ces rencontres que Jacques Rancière aborde en 1990 sous de multiples figures, l’adjectif voisine très peu avec le nom, demeure quasiment en hors-champ. Du peuple à son épithète populaire, y aurait-il une distance ou un pas d’écart, une nuance vite oubliée, sinon jamais exactement travaillée comme telle, tant populaire se substantivant suppose un autre regard ?
Populaire est l’adjectif d’un rapport dont seul finalement le premier terme serait tacitement connu, un rapport dont l’épithète bornerait, sans jamais en mesurer la distance, le second terme. Il se donne implicitement dans les mots, à nouveau cités par Jacques Rancière dans ces Courts voyages au pays du peuple, qu’adresse Georg Büchner à sa fiancée strasbourgeoise en 1837 : « Tu apprendras d’ici Pâques à chanter les Chants du peuple, si cela ne te fatigue pas ? Ici on n’entend pas un air, le peuple ne chante pas [6]. »
Le peuple ne chante pas de Chants du peuple, il n’y aurait pas de chansons populaires dans son lien à Peuple ? Pourtant populaire se fredonne par d’autres. Il est un rythme, sinon une goguette, dès-lors que d’autres paroles se plaquent sur un air connu. Par l’adjectif, les chansons jamais entonnées sont du peuple, car liées à sa poétique. Il manque la rythmique -l’air. À celle qui n’est pas du peuple d’ici de chanter. Territorialisation ? Déterritorialisation ? Reterritorialisation du peuple par une voix étrangère et féminine ? La demande de Georg Büchner à sa fiancée précède de quelques années l’enquête Fortoul voulue par Napoléon III sur les chansons populaires, l’épithète patrimonialisant, inventant un canon, se faisant le lieu d’une métrique jamais exactement réglée. « Le populaire se forge ici par opposition à l’art littéraire […] comme par rapport à un autre populaire urbain et commercial » écrit Isabelle Mayaud scrutant cette enquête [7]. Populaire n’est ici que la qualification, par l’extérieur, d’un écart à une norme donnée comme tacite. Il est ainsi impossible d’essentialiser l’adjectif. Il n’est que creux dialectique d’une ambition de rendre compte et rencontrer, décrire par les mots. La proposition coïncide avec l’usage actuel et éditorial de populaire par les historiens, dès-lors qu’on se saisit épistémologiquement de l’adjectif. Si celui-ci embarrasse selon l’heureuse formule de Dominique Julia [8], il caractérise une pratique d’écriture, aux confins des objets d’une histoire sociale et culturelle. Un court excursus sur l’événement de ce retour de populaire dans le lexique de l’écriture historique ouvre mon propos, en guise de prélude à l’examen d’une expression et d’un tableau éponyme de Jules Adler, Joies populaires (1898). Celui-ci, par analogie, fait de l’historien travaillant sur le « populaire », un chiffonnier plus qu’un flâneur ou un collectionneur, si l’on s’appuie sur la distinction de ces figures forgées, pour l’histoire, par Walter Benjamin [9]. Ceci se fredonne, puisque « qui dit chiffonnier dit chansonnier [10] ». On jugera là, par la récurrence de la musique et du chant (du peuple) dans cet article en guise d’exemples d’une poétique implicite du populaire chez les historiens, que l’adjectif vaut ritournelle.
Faire avec l’embarras de « populaire »
S’il ne peut être concept, fusse sous sa forme substantivée, « populaire » est une notion d’usage discontinu chez les historiens, une notion que n’énonce aucune définition en SHS, qui ne s’aborde qu’en termes de contours et/ ou d’oppositions, de controverses savantes sans résolutions définitives. On peut ainsi considérer que l’emploi même de l’épithète dans le champ de l’histoire participe d’une pratique d’écriture discontinue dont il s’agirait de circonscrire les lieux. Naguère la culture populaire entre 1960 et 1980, quand s’affirmait la possibilité d’une histoire d’en-bas [11], aujourd’hui son lieu semble davantage une réflexion sur les conditions d’une écriture renouvelée de l’histoire sociale parmi d’autres propositions [12]. Encore faut-il retracer le cheminement souterrain de cette tentative que portent, dans des horizons épistémologiques différents, les ouvrages de Gérard Noiriel (2018), Michelle Zancarini-Fournel (2016). Tous deux inscrivent leurs textes dans une proposition éditoriale forgée à partir de la réception de l’ouvrage d’Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis chez Agone. Si sa publication date de 2002, l’effet de celle-ci pour parvenir à cette offre éditoriale nouvelle s’étire sur une quinzaine d’années. Dans l’intervalle, populaire est bien plus discret que l’un des proches de peuple, populisme (et/ou populiste). Significativement, Hermès livre en 2005 un numéro intitulé Peuple, populaire et populisme ; Dominique Kalifa s’intéressait alors aux historiens et le populaire, notant le mot démonétisé hors les promesses de l’histoire culturelle alors en devenir [13]. Ce n’est pas dans cette perspective que se placent les dernières livraisons, comme le rebond de l’intérêt des historiens pour le populaire illustré notamment par la table-ronde de la RHMC, Faire une histoire populaire [14]. À ce point, une remarque en suivant l’analyse de ce label éditorial qu’est l’épithète populaire par Emilien Ruiz : ni Gérard Noiriel, ni Michelle Zancarini-Fournel n’inscrivent leurs propositions dans le sillage de la controverse ouverte en 1970 sur la Beauté du mort [15], expression éponyme de l’article s’opposant à la notion de culture populaire employée par Robert Mandrou à propos de la Bibliothèque bleue de Troyes (1964). Populaire n’est plus là le lieu d’un débat épistémologique. Le premier (Gérard Noiriel) fait de l’épithète le masque d’une pratique de la socio-histoire, la seconde (Michelle Zancarini-Fournel), revendiquant sa lecture de Gramsci et de Thompson dans la décennie 70, accorde l’adjectif à une histoire des subalternes. Si les deux ouvrages, comme l’indique leur réception, bousculent le genre canonique de l’histoire de France, l’épithète est évanescente, tôt subsumée par le lexique de la domination ou l’argument des subalternes, par peuple entendu comme sujet politique. Le genre qu’est l’histoire de France a ses règles, et l’on retient de populaire l’idée d’un lectorat incapacité dans sa lecture de l’histoire savante [16]. Populaire serait ainsi l’adjectif d’un sentiment de dénivellation d’un savoir scientifique dont la traduction éditoriale ne serait pas exactement celle de la vulgarisation, mais plutôt celle confuse d’un type d’écriture à inventer. Un type d’écriture qui ne dégraderait pas une « culture savante » comme dans le cas paradigmatique de la Bibliothèque bleue de Troyes et de la culture populaire [17]. L’épithète signerait une écriture autre, qui décalerait une focale et des habitus professionnels (la note de bas de page) pour produire une autre histoire, à usage d’un public à inventer. Populaire serait là une qualité qui vaut lieu, une épithète lovée dans un récit historique qui décale mezzo voce les règles d’une écriture, d’un genre. Faut-il relier l’adjectif aux possibilités d’une alter histoire [18] dont il ne serait que l’une des pistes suivies bien après-coup ? Je ne crois pas et au rebours de cette pente, entends populaire comme un outil opératoire dans la pratique de l’histoire sociale dont il s’agit de sonder les contours en s’accordant sur une évidence : l’inachèvement intrinsèque de cet outil dans toute opération historique. Populaire ne norme pas sur la longue durée, il est deuil d’une conclusion définitive, épithète ouverte, sans cesse reconfigurée. Lieu des possibles toujours renouvelés de l’investigation historique pour qui s’attache à la chair du social. Lieu mouvant, plastique, hétérotopique car foucaldien, juxtaposant des espaces de sens irréductibles l’un à l’autre et pourtant contenus en un point, celui d’un rapport sinon fugitif, mouvant et situé.
Car si le mot « peuple » dispose d’une historiographie conséquente [19], l’épithète « populaire » jouit lui d’une situation plus contrastée. L’adjectif qualificatif est par nature apposé, toujours en tension face au nom commun qu’il détermine. Devenu substantif, donc doté d’une qualité intrinsèque, « populaire » s’apprécie de l’extérieur. « Populaire » serait, dans sa forme substantivée ou adjectivale, et dans l’usage qu’en font les historiens dès-lors qu’il n’est pas une réplique à Howard Zinn [20], un lieu indéfini, ou plus exactement l’expression d’une métrique sans unité autre que son point de départ. Un lieu d’où l’on parle pour désigner ce que l’on observe dans des confins qui ne seraient ni exotiques, ni folkloriques, juste populaires car étrangement familiers. Un lieu qui implique une pensée par cas où se construit l’objet heuristique dont populaire serait la qualité première. Dans ce mouvement, populaire ne peut être un concept. Peut-être une notion pour son empirisme implicite ? Ce n’est pas une position, mais un espace parcouru dont on ne décrirait que le terme momentané, celui du temps fugitif de la sensation confuse d’un dépaysement fugace qu’il faut nommer. Un espace hétérotopique. Telle serait mon hypothèse, qui en aucune manière n’entend signifier l’évidence d’une conclusion nihiliste. « Populaire » qualifie, mais ce qu’exprime cette qualification est et n’est pas exactement une identité que l’on réfère politiquement à « peuple », voire dans la grille marxienne à l’agrégat que seraient les « classes populaires » ou les « gens », « gars de chez nous », « ceux qui restent ». « Populaire » est et n’est pas exactement une identité culturelle, ni un territoire à parcourir au titre du lexique bourdieusien de la domination. « Populaire » est et n’est pas cela, ni même le rêve d’une histoire des subalternes, ou celui plus ancien d’une histoire d’en-bas. « Populaire » participe du registre de l’écart, du pas de deux, des espaces comme des supports indécis où circule l’épithète. « Populaire » serait pour moi toujours l’expression d’un mouvement, ou plus exactement d’un horizon indéfiniment reculé : un jeu d’échelles, un mot par quoi l’enquête en histoire sociale et culturelle est possible.
Un mot pour braconner
Populaire serait ainsi un « faiseur d’embarras », selon la formule de Dominique Julia [21] revenant sur la longue controverse qui suivit la réception de l’ouvrage de Mandrou sur la Bibliothèque bleue (1964). Il aurait « la beauté du mort [22] », à tel point qu’en 1981, Carlo Ginzburg proposait de mettre le terme en « hibernation prolongée [23] ». Je ne reviendrai pas sur cette polémique, ni sur les propositions que Pierre Bourdieu adresse aux sociologues comme aux linguistes en 1985 dans son article Vous avez dit populaire ? [24] Mon propos n’est pas ici d’historiographie. Ce qui me retient est davantage l’événement de ce retour dans l’écriture et les travaux des historiens, quoique toujours le terme embarrasse. Et cet embarras vaut position, car partage du sensible auquel l’historien prend réflexivement sa part, braconnant dans l’après-coup sans nécessairement expliciter le choix du qualificatif. Son emploi irait de soi. À ce point populaire vaut rhizome, et qu’importe le point d’entrée. L’épithète décale, décentre, la pratique des SHS. Puisque pratiquant l’histoire sociale, je l’entendrai ici d’un tableau, Joies populaires de Jules Adler. À titre de cas.
Rhizome : Joies Populaires (Jules Adler, 1898)
Jules Adler, Joies populaires, 1898 |
Au Salon de 1898, Joies populaires de Jules Adler obtient une médaille seconde classe. La toile succède aux Las (1897) qui, selon son biographe Barbedette, le consacre peintre des humbles. Joies populaires représente une foule festive attroupée autour d’un violoniste, sans doute au Champ de Mars ou sur l’Esplanade des Invalides [25], un drapeau tricolore où domine le rouge claque. Casquettes (à l’arrière-plan) et canotiers se mêlent, ainsi que des nourrices, un enfant avec un cerceau. L’atmosphère est à la liesse, l’attroupement de circonstance dans une déambulation plus large. C’est une forme d’instantané de la vie parisienne qu’Adler croque, en flâneur attentif des rues, comme il le fit pour d’autres toiles. Son style, alors empreint du naturalisme, se refuse à l’allégorie, participe d’une méthode documentaire qui ne cesse de s’accuser tout au long de sa carrière [26]. Si le pluriel est là de rigueur, la composition du tableau place en son centre, dans un enchevêtrement de visages attroupés, le violoniste et son instrument. La musique signifierait l’une des joies populaires du tableau, les autres s’esquissent peu, sinon par la déambulation – enjouée, joviale ou tranquille semble-t-il – le long du boulevard, par un mouvement qu’indique en haut à droite le drapeau claquant à la brise, dont la pointe rouge rehausse le rythme de la toile. Que faire de ce tableau, qui retint peu l’attention de l’historiographie [27], pour interroger l’épithète ? Considérons Joies populaires, et singulièrement la question musicale portée par le violoniste, comme « un petit outil sur le dehors [28] » de l’adjectif pour le penser en rhizome, cartographier afin que l’historien arpente ce territoire de proches confins sociaux.
Joies populaires par son lieu (place, esplanade) se distingue des goguettes du mitan du XIXe siècle, elles aussi données comme populaires où l’ouvrier chante, subvertit les airs d’une culture d’en haut par des messages politiques [29]. Là les barrières, le sentiment d’avoir franchi une frontière sociale que dénote la goguette, ici l’unité d’une fête. Jacques Rancière évoque pour se saisir de ces goguettes une « culture en désordre » de chansonniers subversifs, poursuivie ensuite (comme la littérature de colportage) par le IIe Empire. Populaire serait alors, dans ces premiers mois de l’Empire, l’adjectif synonyme de subversion chantée, d’airs dénaturés par de nouvelles paroles, l’adjectif surtout d’une poésie puisqu’il n’y a pas de composition populaire. On aurait là, sans doute, l’une des solutions aux énigmatiques chants du peuple dont on ne connait pas l’air évoqués par Büchner. Quoiqu’il en soit, populaire est ici l’épithète d’une disciplinarisation à venir, voulue par le pouvoir contre l’effroi qu’est le peuple ouvrier (1848), puis paysan (1851). Une disciplinarisation dont le qualificatif populaire est le lieu, mesuré par la norme politique de l’ordre. L’adjectif appartient ici au lexique de l’écart subversif, dérangeant sinon inquiétant car non contrôlé, dans la logique d’un espace social dénivelé [30] puisque ce sont des classes populaires dont le pouvoir se méfie. Populaire est là l’épithète d’une inquiétante étrangeté dans l’ordre voulu du politique. Ce qu’il qualifie doit être surveillé, contrôlé, relié et intégré à la communauté politique tout en marquant une différence. Populaire est l’étranger dans la maison ordonnée du Peuple, sujet politique quelles qu’en soient la déclinaison : suffrage universel masculin, suffrage censitaire, césarisme… Désigner par ce qualificatif des activités assigne une place, fait police (des mœurs, des comportements, du politique…). À cette première strate d’usage de l’épithète, le point d’entrée de la musique oppose, avec l’enquête Fortoul, une autre configuration. Il s’agit là, par l’application d’une norme d’État, et dans la logique d’invention des traditions nationales, de recenser les chansons populaires. Le savant est convoqué dans cet horizon du politique, et la définition s’impose d’en haut. Il s’agit, selon Isabelle Mayaud d’édicter une norme, qualifiée par des propriétés sociales et l’anonymat de l’auteur (populaire appartient là au registre indistinct de la masse), anti-historique puisqu’est populaire ce qui est ancien, immémorial, et un style, par opposition au littéraire : le naïf, le simple, le rustique [31]. Importe dans ce crible du savant et du politique dans la fixation d’une définition du canon populaire la quête implicite d’une authenticité dont les critères se donnent sous la forme ramassée du style conjuguée à l’origine sociale, l’anonymat (indistinction du peuple) et de l’immémorialité. Si l’entreprise est concomitante à ce qui s’énonce sous le nom de folklore, cette synchronicité n’est que de façade. Le terme de folklore s’articule alors au monde savant et littéraire dans l’horizon de l’invention des traditions [32], quand le populaire de l’enquête de Fortoul réclame l’intercession du politique, et l’imposition d’une norme. Cette grille de lecture est ici aussi distincte de celle précédemment observée pour les goguettes et les cafés, dont pourtant le développement, et la surveillance par l’État, est parallèle. Un point d’entrée les relie néanmoins, fait rhizome : la proximité de l’épithète avec le politique de peuple, qu’il s’agisse de surveiller, réprimer, ou figer dans l’illusion généalogique des racines, pendant social des masses de granit du IIe Empire. L’emploi de populaire est le signe d’une altérité construite, imposée, assignée, dans l’ordre du politique et de ses dépendances.
Devant ces deux exemples juxtaposés dans le temps, Joies populaires suppose une lecture décalée. Certes la matière diffère, et derrière le titre, ce sont peu les mots qui constituent le matériau de l’étude mais la chose représentée. Ces joies populaires qu’Adler peint, il les a d’abord croquées au vif de la ville qu’il arpente, dont il saisit la population. Son tableau est éponyme d’une toile de Théophile Steinlein (Les Joies populaires) de 1895, soulignant le compagnonnage et l’intimité des deux peintres. Théophile Steinlein fixe une ambiance festive évoquant le 14 juillet : dans la presse de l’époque « joies populaires » apparaît comme une expression récurrente pour se saisir de l’atmosphère de la fête nationale. La loi Raspail l’instituait le 6 juillet 1880, il s’agissait là de républicaniser. Jules Adler livre donc, après Steinlein son compagnon de peinture d’alors, sa version des joies populaires. Qu’en écrire devant la confrontation avec son pair d’alors en peinture pour s’emparer de l’épithète ? Dans la production d’Adler, a priori, populaire comme adjectif n’apparait qu’à cette occasion, quand Steinlein est plus prolixe, l’utilisant également pour une huile sur toile, Manifestation populaire (sd). L’usage de l’épithète par Jules Adler ressort à la liesse qui neutralise dans l’adjectif le séparatisme implicite s’attachant au qualificatif, donné comme à distance. Joies populaires se propose à la vue du spectateur comme un spectacle d’unité, Peuple (sujet politique) et peuple (soit ici le monde ouvrier parisien), se superposent, conjurant l’amphibologie inhérente au mot [33] sans pour autant la nier, puisque dans styles vestimentaires qui se côtoient se figure la différence apaisée des classes dans l’horizon républicain. Cette neutralisation, Jules Adler l’effectue par l’adjectivation et le vocabulaire de la liesse. Dans sa peinture le cadre national de la fête républicaine se donne uniquement par le drapeau qui claque sous la brise, impliquant la dynamique du tableau, quand la joie est musique (le violoniste, le chanteur), cœur des lignes de force du tableau. Populaire, là aussi, est musique. Il y a là sans doute une ligne de fuite à suivre, pour le second XIXe siècle. M’importe uniquement ici ce qui se joue dans ce républicanisme adlerien qui ne convoque, dans les titulatures de ses toiles, ni l’argument du national, ni celui du patriotisme plus attendu, sans doute compte-tenu de ses représentations politiques [34]. Joies populaires, déjouant la vertu d’une adjectivation supposant le multiple ou à tout le moins la distance, donne à voir l’unicité du sujet politique Peuple. Cette unicité, quand tout concourt contextuellement à cette représentation du peuple républicain, se signifie par un retrait de la conflictualité inhérente au système démocratique, puisque joies -et seulement joies- il y a. L’épithète pour supposer le peuple sujet politique réclamé par le drapeau, vaut écart. Populaire dans son pluriel signifie une somme que le peintre n’énumère jamais exactement, puisqu’aux alentours du groupe rassemblé autour de la tâche rouge du violoniste, circulent d’autres silhouettes, d’autres agrégats, sans qu’aucune gravitation ne se décèle – ainsi l’enfant au cerceau, la nourrice, s’éloignent, quand des couples sans doute plus bourgeois, déambulent. Qu’entendre dans ce déplacement où ici l’épithète réunit quand ailleurs, il discipline, assigne une place ? Dans ce jeu, la classe a sa place dégondée de toute conflictualité sans pour autant que ne se signifie la disciplinarisation. Le politique de populaire – sous le signe de la concorde nationale – s’impose au prix de son effacement par la joie. Populaire serait là l’épithète qui s’instaure justement aux marges du conflit qui structure la démocratie, par l’argument de la part des sans parts, tout en désamorçant sa potentialité conflictuelle. Il est là l’addition du peuple (classes populaires) au Peuple. À nouveau, l’adjectif souligne des configurations instables bien qu’aucune inquiétude ne colore ici la palette du peintre. Il n’y a pas, contrairement à la canonique définition ethno-historique du carnaval, une inversion des valeurs. Il y a le Peuple, communauté apaisée dans les joies. Terme qui, dans l’esthétique adlérienne se conjugue aisément à son républicanisme dreyfusard où toujours le Peuple (sujet politique) dans sa dimension populaire se saisit dans l’expression de son triomphe, soit dans la reconnaissance de son intégration à la communauté républicaine [35]. Du multiple que suppose l’épithète populaire car toujours corrélée à un nom, expression d’une spécificité, Jules Adler entend signifier le processus d’une unicité en construction, Peuple [36], dans un système, la République.
Joies populaires est là l’expression d’une configuration fugitive, sinon singulière. Le tableau est à la charnière de deux époques dans la manière dont on use de l’épithète pour qualifier. À sa façon, Joies populaires s’inscrit encore dans l’horizon de l’enquête de Jules Michelet de 1846, Le peuple. L’historien romantique se livrait à une enquête, qu’il livre sous la forme d’un tableau de la France. Tout comme les notes du livre que Michelet assure « avoir ramassé sur les routes [37] » et les rues en flânant, Jules Adler a croqué sur le vif les scènes qui composent sa toile. Tous deux décrivent la diversité populaire, ce qui la distingue de la bourgeoisie, et comment cet ensemble fait communauté. Tous deux composent un tableau ordonné, situé dans l’espace social. Populaire, dans ce mouvement désigne et donne à voir des types sociaux, que ce soit sous un jour harmonieux (Michelet, Adler) ou plus inquiétant ailleurs, objet de surveillance, de répression ou de quadrillage. Populaire désigne aussi des objets, des figures du peuple au XIXe siècle. Toutes ont à voir avec l’affirmation du cadre national et la question ouverte par la Révolution française de la souveraineté nationale. Cet emploi de l’adjectif colore tout le siècle. Populaire est ici simultanément le lieu de la liaison et la déliaison sociale. L’enquête, l’errance, le voyage, ont toute leur place dans la production de cette qualification adjectivale. L’épithète est là à la fois facteur de différenciation et d’intégration implicite à un ensemble plus vaste. Il est l’espace qu’un autre (ie distinct des classes populaires) arpente, et mesure, se confronte, territorialise, dans la différence tout en désignant par l’adjectif [38]. Populaire serait là la forme d’une rencontre, celle qui informe et situe dans l’espace social.
À la charnière du XXe siècle, un nouvel usage de l’épithète surgit : celui-ci s’institutionnalise peu ou prou, ce que l’on aperçoit, par exemple, dans la formule « théâtre populaire ». L’adjectif désigne ici un public à venir, à inventer pour ressourcer la pratique théâtrale. Il n’est pas rencontre et identification, mais horizon d’un public à inventer, à dévoiler. On retrouve plus ou moins cette même logique d’institutionnalisation ensuite dans l’entre-deux-guerres avec, par exemple, la fondation des ATP et la muséographie qui lui est liée, comme dans les études sur les savoirs populaires. Ici, il s’agit, dans l’après-coup, par l’enquête toujours, de nommer ce qui s’abîme, s’oublie. Populaire enfin, en ces années tournantes de l’entre-deux-guerres, peut qualifier une ressource comme l’implique, par exemple, cette citation de Michel Leiris à propos des concerts populaires : « Le café-concert populaire, actuellement, est à peu près le seul élément grâce auquel le théâtre “sérieux” conserve encore quelques chances de pouvoir, un jour, se revivifier [39]. »
L’heure, alors est à l’intérêt pour les arts populaires, primitifs, comme pour la culture américaine du cinéma, des pulps et des comics, toujours implicitement saisis par opposition à une « high culture ». L’épithète ici n’est que l’avers social de cette « high culture », il est le reste qu’il faut nommer pour que la première s’en saisisse, la fasse sienne, se ressource. Dans l’usage anthropologique et artistique de l’adjectif se niche le développement d’une science supposée à même d’embrasser tous les signes et aspects d’une civilisation quand justement, sous les auspices du politique, la société se reconfigure en front populaire [40]. Avec la rencontre de l’anthropologie et de l’histoire, ce cours nouveau de populaire colore ensuite, à partir de l’entre-deux-mai le travail des historiens (cf. supra). La littérature populaire devient un objet d’enquête. Le populaire se construit, s’analyse au titre de l’histoire des mentalités sur la longue durée (Mandrou) au prix de l’oubli de la fugacité des configurations, ou s’investigue dans le projet des Révoltes logiques de construire une généalogie discontinue de Mai 68 par la révolte. Ce qui s’écrit alors sous le signe de l’adjectif l’érige en lieu d’une géométrie sociale toujours recommencée puisque l’épithète ne peut jamais atteindre à la précision d’une grammaire sociologique. À ce point, plus qu’une boucle bouclée, ces quelques exemples pris à la volée dans l’interrogation d’un tableau questionnent l’écriture historique, dans l’abord de ses matériaux comme dans l’usage du qualificatif. Que produit-on comme effets de réels en caractérisant par une épithète plastique, toujours en rapport, un fait, un objet, une culture ?
Une poétique historienne de la ritournelle (coda)
L’épithète populaire qualifie, chez les contemporains ou dans l’après-coup de l’écriture historique, des situations, des figures, des objets, des moments, bigarrés. Elle fabrique inlassablement de la discontinuité pour qui énumère ses usages. Si elle a la beauté du mort, c’est qu’elle se refuse au temps étiré, à l’essentialisation de la longue durée d’une histoire à visée anthropologique. L’adjectif est fugace jusque dans la répétition de son emploi, multiple dans les lignes de fuite convoquée pour celui scrutant qui qualifie de populaire l’objet de son propos. Il esquisse moins une structure, davantage un rhizome. Il s’aborde en tous points, se refuse à faire exactement catégorie ou norme de l’écriture. Il est la marque dans cette dernière du terme d’une distance sociale parcourue, assignation d’une étrangeté mesurée. Populaire à ce jeu est refrain, ritournelle, et lieu conclusif de la mise en écriture d’un objet au fil d’une cartographie ou d’une topographie sociale qui ne s’énonce jamais comme telle. Qualifier de ritournelle ce retour de l’épithète dans l’écriture de l’histoire sociale implique une affaire de temps, par sa répétition, et de différenciation, par les espaces sociaux discontinus qu’il convoque. Je prendrai ici comme hypothèse que l’adjectif dans son emploi qualifie moins un milieu qu’il ne le configure, dans une temporalité toujours accolée au lieu social et/ou politique de l’observateur, ou du lieu d’où écrit, dans l’après-coup, l’historien. Populaire serait donc ici le mot désignant un rapport. Il découpe des scènes où importe moins la saisie d’une subjectivité irréductible que son lien avec le social et/ou le politique considéré. Populaire s’intrique ici étroitement à la question sociale et s’entend liaison pour décrire ce qui est aux marges, singulier et étrange, et pourtant familier. Il est ainsi l’expression du terme d’un voyage et d’une enquête dont finalement il ne dit rien du trajet, du parcours, du travail heuristique effectué. Il est l’expression concrète de temps sociaux pluralisés souvent discordants, et pourtant tenus ensemble : une unité descriptive sans jamais que l’on ne puisse exactement en définir la métrique. Celle d’un temps habité, parcouru, qui ressort aux sociétés sous la forme d’une structure feuilletée sans cesse reconfigurée, dont il constitue l’un des rythmes [41].
Ces auspices, pour qui s’enquière de l’usage du terme chez les historiens du social et du culturel, supposent une poétique chiffonnière. Cette forme d’histoire est celle de l’histoire sociale qui, tressant sa problématique, enquête, explore, et recueille dans sa hotte de chiffonnier les matériaux de son étude. Le terme dans une tradition historiographique marquée par l’héritage des Annales et de l’histoire des mentalités peut s’avérer périlleux. Il s’agit là moins de récuser Lucien Febvre fustigeant l’historien chiffonnier d’une histoire historisante [42] qui va sans but (problématique), et davantage d’entendre cette poétique chiffonnière dans l’horizon de la cartographie des espaces sociaux telle que l’histoire sociale et culturelle la pratique souvent. Marc Bloch notait, recensant la première livraison de la revue L’Art populaire en 1930, que l’expression même pour l’historien constituait un « instrument d’analyse sociale », quoique la définition de « populaire » fasse (déjà) pour les rédacteurs « embarras ». Il indiquait :
« Il n’est plus question – maint auteur de mémoires l’a noté – d’opposer à l’art savant je ne sais quel libre langage esthétique, sorti des tréfonds de l’âme des humbles ; les motifs inventés dans les villes et les cours, toutes les révolutions du goût qui ont agité d’abord les cercles cultivés ont peu à peu pénétré dans les plus rudimentaires ateliers de campagne. Dans cette conquête, ce qui surtout intéresse l’historien des sociétés, c’en est le rythme, avec ses longs retards et ses arrêts ; ce sont aussi les divers canaux par où la pénétration put se faire. [43] »
Populaire est déjà ici affaire de circulations et de topographies note-t-il, et l’adjectif marque des différences à l’intérieur du peuple [44]. Il délimite, trace des frontières. L’historien, qualifiant de populaire tel objet, telle pratique, use alors d’une poétique de chiffonnier. Le qualificatif emprunte à Walter Benjamin qui fait de cette figure du XIXe siècle une métaphore de la pratique de l’histoire sociale, métaphore qui « dérange les habitudes historiennes [45] ». Populaire embarrasse, chiffonnier dérange. Le nouage de ces termes vaut pour notre propos poétique. En amont même des propositions de Benjamin [46], l’analogie du travail de l’historien avec ce type social du XIXe siècle, la figure du chiffonnier comprend par analogie quelques traits propres à l’emploi de l’épithète dans l’écriture historique. Pour Antoine Compagnon, le chiffonnier est d’abord et avant tout un philosophe de la borne dont la hotte dit le rapport au temps, le reste, le déchet, qu’il va recycler [47]. Ces propriétés, appliquées à populaire, circonscrivent une part du travail de l’historien. Populaire est l’expression d’une distance, d’un rapport : si l’historien ne circonscrit jamais le trajet qui fait ce rapport, il campe au terme du parcours, son lieu est la borne du chiffonnier. Un lieu où, pour reprendre les mots de Marc Bloch, se mesure les canaux de diffusion, les retards, les arrêts, les nuances, par quoi une idée, une esthétique, une pratique sociale, se dissémine dans l’espace social. La poétique de l’historien tient en ce lieu où il collecte des matériaux épars – des rebuts, des restes, des papiers, dans le langage chiffonnier – qui forment le socle de son récit. En ce lieu, armé de sa problématique, l’historien n’est pas flâneur – sinon sa collecte serait sans but ni structure –, mais le chiffonnier de Benjamin, « méthodique réfléchi et implacable [48] ». L’étude de ces matériaux, l’objet de la recherche, tiennent dans un rapport à la modernité – marchande, sociale, culturelle, littéraire… Et d’une certaine manière, cet objet et ses pratiques que l’historien qualifie de populaires, circonscrivent un passage – dans le lexique benjaminien –, un court voyage au pays du peuple dans le lexique de Jacques Rancière, ou dans l’ordre historiographique, une diffusion, une dégradation de la high culture vers la low culture, et dans l’ordre sociologique, en empruntant à Richard Hogarth, des espaces sociaux dénivelés mis en rapport.
Soit. D’où proviennent alors l’embarras de populaire, et le dérangement des habitudes historiennes ? Le nouage tient sans doute à la qualité de ritournelle qu’à l’emploi de populaire pour qualifier l’objet d’une recherche. La ritournelle interdit la saisie d’un éternel recommencement « sorti du tréfonds de l’âme des humbles », tout en supposant, car refrain, un « éternel contrepoint », pourtant toujours insaisissable, car jamais égal à lui-même. Il y a là tout l’argument de la beauté du mort opposé au travail de Robert Mandrou sur la Bibliothèque bleue de Troyes et la littérature populaire. Car l’épithète n’est que le qualificatif apposé à une dynamique simultanément sociale (passage, voyage, diffusion…) et temporelle dans l’après-coup de l’historien. Populaire ici n’est toujours que l’expression d’un reste, d’un rebut, à recycler et qualifier, il ne tient que dans des configurations toujours hétérotopiques car vouées à se déplacer en regard de la modernité. En l’espèce, populaire n’est qu’une forme, selon les mots de Beckett, « capable d’héberger le foutoir [49] ».
[1] Sur cette figure, Antoine Compagnon, Les chiffonniers de Paris, Paris, Gallimard, 2017, p. 320 et suivantes.
[2] Jacques Rancière, Courts voyages au pays du peuple, Paris, Seuil, 1990, p. 7.
[3] Vincent Chambarlhac, “Nous aurons la philosophie féroce”. Les Révoltes logiques (1975-1981), La Revue des revues, n° 49, Printemps 2013.
[4] « Politiques du voyage », Les Révoltes logiques, n° 14-15, 1981, p. 2-3.
[5] Dominique Kalifa, Les historiens français et le populaire, Hermès, n° 42, 2005.
[6] Jacques Rancière, « Le chant du peuple », In Courts voyages au pays du peuple, op. cit., p. 69
[7] Isabelle Mayaud, Le politique, le savant et le populaire, L’institution d’un canon des chansons populaires de tradition nationale française au mitan du XIXe siècle, Genèses, n° 3, 2019, p. 20.
[8] Dominique Julia, « Un faiseur d’embarras ?», les historiens et les débats autour de la culture et de la religion populaire (1960-1980), Archive des sciences sociales des religions, n° 176, octobre 2016.
[9] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, trad. de l’allemand par J. Lacoste, Paris, Éd. Le Cerf, 1989.
[10] Antoine Compagnon, Les chiffonniers de Paris, Paris, Gallimard, 2017, p. 320.
[11] François Dosse, « Mai 68, les effets de l’histoire sur l’Histoire », Politix, n° 6, printemps 1989, p. 47-52. Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, Bruxelles, Complexe/Le Monde diplomatique, 2005. Fédérico Tarragoni, La méthode d’Edward P. Thompson. Politix, 2017, n° 2, p. 183-205.
[12] Emilien Ruiz, L’histoire populaire : label éditorial ou nouvelle forme d’écriture du social ?, Le Mouvement social, n° 260-270, 2020.
[13] Dominique Kalifa, Les historiens français et le populaire, Hermès, n° 42, 2005.
[14] « Faire une histoire populaire », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 2020, n° 2.
[15] Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel, « La Beauté du mort, le concept de culture populaire », Politique aujourd’hui, décembre 1970, p. 3-23
[16] Je me contente ici de faire miennes les conclusions d’Emilien Ruiz pour Le Mouvement social. Emilien Ruiz, L’histoire populaire, label éditorial…, op. cit., p. 227-228.
[17] Robert Mandrou, De la culture populaire au XVIIe et XVIIIe siècles : la Bibliothèque bleue de Troyes, Paris, Stock, 1964
[18] Daniel Milo, Alain Boureau, Alter histoire. Essais d’histoire expérimentale, Paris, Les Belles Lettres, 1991.
[19] Je me contenterai ici de citer trois textes comme balises. Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un peuple ? In Moyens sans fins, Paris, Payot, 1995, p. 39-47. Jacques Rancière, La mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995. Deborah Cohen, Peuple, Paris, Anamosa, 2020.
[20] Sur ce point, dans une bibliographie abondante, je m’appuie notamment sur les propositions de la microstoria, comme sur celles défendues par Jacques Revel sur l’étude de cas.
[21] Dominique Julia, « Un faiseur d’embarras ?», op. cit.
[22] Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel, « La Beauté du mort, le concept de culture populaire », Politique aujourd’hui, décembre 1970, p. 3-23
[23] Carlo Ginzburg cité par Dominique Julia, « Un faiseur d’embarras ? », les historiens et les débats autour de la culture et de la religion populaire (1960-1980,) op. cit., p. 135.
[24] Pierre Bourdieu, Vous avez dit « populaire » ?, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 46, mars 1983.
[25] Salons de 1898, Journal des artistes, n° 26, 26/06/1898, p. 1.
[26] Vincent Chambarlhac, Amélie Lavin, Bertrand Tillier [dir.], Jules Adler. Peindre sous la IIIe République, Milan, Silvana Editoriale, 2017.
[27] La médaille obtenue l’est, selon son biographe Barbedette, en réparation de l’oubli des Las au Salon de 1897. Le succès de La Grève au Creusot en 1899 éclipse Joies populaires. Cf. Jules Adler. Peindre sous…, op. cit..
[28] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Rhizome, Éditions de Minuit, 1976, p. 73.
[29] Jacques Rancière, Le bon temps ou la barrière des plaisirs, In Les scènes du peuple, Paris, Horlieu éditions, 2003, p. 208-209.
[30] Sur cette notion d’espace dénivelé, qui récuse toute autonomie du populaire et suppose toujours une circulation dont l’adjectif n’est qu’un pôle, voir l’introduction de Jacques Revel à Richard Hogarth en France, textes rassemblés par Jean-Claude Passeron, Paris, BPI / centre Georges Pompidou, 1999.
[31] Isabelle Mayaud, Le politique, le savant et le populaire…, op. cit.
[32] Au sein d’une littérature pléthorique, Folklore. Artistes et folkloristes, une histoire croisée, Paris, La Découverte / Mucem / Centre Pompidou-Metz, 2020.
[33] Gorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un peuple, op. cit., p. 40.
[34] Vincent Chambarlhac, La manifestation Ferrer, In Vincent Chambarlhac, Amélie Lavin, Bertrand Tillier, Jules Adler, Peindre sous la IIIe République, op. cit.
[35] Ibid.
[36] Laurent Bihl, le peuple multiple, le peuple unique : Jules Adler et Théophile-Alexandre Steinlein, illustrateurs de leurs temps (1893-1923), In Vincent Chambarlhac, Amélie Lavin, Bertrand Tillier, Jules Adler, Peindre sous la IIIe République, op. cit., p. 77-86.
[37] Jules Michelet, A M. Edgar Quinet, Le peuple, Paris, Garnier-Flammarion, p57-58.
[38] Pascale Alexandre-Bergues [dir.], L’Idée de littérature à l’épreuve des arts populaires (1870-1945), Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 8.
[39] Michel Leiris, Documents, volume II, p. 306, cité par Claude-Pierre Perez, Du « populaire » dans Documents (1929-1930), In Pascale Alexandre-Bergues [dir.], L’Idée de littérature, op. cit., p. 112.
[40] Vincent Chambarlhac, « Les savoirs politiques sur le peuple », In Xavier Vigna, Jean Vigreux, Serge Wolikow, Le pain, la paix, la liberté. Expériences et territoires du Front populaire, Paris, Éditions sociales, 2006.
[41] L’analogie avec la ritournelle, s’emprunte à Félix Guattari, L’inconscient machinique, Paris, Recherche, 2009 (1979).
[42] Lucien Febvre, Sur une forme d’histoire qui n’est pas la nôtre, Annales. Économies, sociétés, civilisations, 3e année, n° 1.
[43] Marc Bloch, L’art populaire, Annales d’histoire économique et sociale, 2e année,1930, n° 7, p. 405.
[44] Ibid.
[45] Arlette Farge, Walter Benjamin et le dérangement des habitudes historiennes, Cahiers d’anthropologie sociale, n° 4, 2008, p. 27-32.
[46] Cette archéologie, aidée par le travail d’Antoine Compagnon (Les chiffonniers de Paris, Paris, Gallimard, 2017), est aussi la reprise de la méthode de travail de Walter Benjamin débusquant la figure du chiffonnier derrière celles du flâneur et du collectionneur. Cf. Marc Berdet, Le chiffonnier de Paris. Walter Benjamin et les fantasmagories, Paris, Vrin, 2015.
[47] Antoine Compagnon, Les chiffonniers de Paris, Paris, Gallimard, 2017, p. 15, p. 294 notamment.
[48] Marc Berdet, op. cit., p. 9-10.
[49] Samuel Beckett, Tom F. Driver, « Beckett by the Madeleine », Columbuia University Forum, Eté 1961, p. 3. Je dois la découverte de cette citation et de l’entretien dont elle est issue à l’article de Claude-Pierre Pérez, op. cit.
Voir la vidéo des interventions de Samir Bajric et Vincent Chambarlhac
Discussions
- Julien Hage (DICEN, Université Paris Ouest-Nanterre) :
Éditorialiser le populaire ? Archives, documents, récits : ressorts d’une mise en ordre médiatique et savante
Si le populaire serait encore un « no man’s land et non-lieu de recherche » pour les historiens aujourd’hui (D. Kalifa, 2005), en revanche il s’est constitué aujourd’hui en genre éditorial et en signe marketing d’écritures et de focales historiennes posées comme alternatives ou critiques (E. Ruiz, 2020), tandis que l’influence des subaltern studies tendait à relégitimer les objets d’une histoire « par le bas ». Traversant tout le champ médiatique, l’insaisissable « populaire », compte bien pourtant ses archives ; leur corpus n’échappe pas à la formalisation constante par les usages des instances politiques et militantes, comme à une sélective patrimonialisation qui renverse leur illégitimité supposée. Comment s’ordonnent dans le contemporain les objets et les sources du populaire, à l’heure du numérique ? Bien loin d’une radicale autonomie telle que posée par Bakhtine, dans ses modes d’appropriation contemporains, « la culture populaire est une catégorie savante » (R. Chartier, 1996). Questionner les usages de ce processus d’éditorialisation dans la culture médiatique tient tout à la fois de l’étude de la recontextualisation, de la domestication et d’une mise en forme et en récit préalables de la matière dite « populaire ». Elles ordonnent en effet, bien loin du mythe d’« archives populaires » virginales et de lectures positivistes, nos approches du populaire, en mettant en abyme les pratiques documentaires savantes.
- Frédéric Thomas (Centre tricontinental, Louvain-la-Neuve, Belgique) :
Refrains niais, rythmes naïfs. Littérature industrielle et dérèglement des règles de l’art
Les emprunts des artistes aux œuvres de l’« esthétique populaire » ont été sévèrement jugés – et largement disqualifiés – par les thèses bourdieusiennes. Marqueur d’un rapport de classement et de distinction, il s’agirait d’une captation qui redouble en quelque sorte la légitimité culturelle des classes dominantes. Cette lecture soulève une série de problèmes que je me propose de mettre en lumière à partir d’un triple point de basculement. La Commune de Paris constitue un moment intense de dérèglement des « règles de l’art ». Au lendemain de son écrasement, la place et le rôle du roman populaire sont âprement débattus. Je m’intéresserai plus particulièrement à la « littérature industrielle », en ce qu’elle est doublement dénigrée : parce que « marchande » et « populaire ». Et j’interrogerai les rapports ambivalents qu’entretiennent avec celle-ci, ainsi que les détournements qu’ils opèrent, Rimbaud et, à sa suite, les surréalistes. Sous ce triple angle, j’entends questionner non seulement la situation et les enjeux des luttes symboliques autour de cette expression de l”esthétique populaire”, mais aussi une certaine épistémologie sociologique.
- Bertrand Tillier (Centre d’histoire du XIXe siècle, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne) :
La carte postale à la Belle époque, culture de masse et sujets populaires
En dépit d’une grande disparité de tirages (entre quelques dizaines et plusieurs milliers d’exemplaires) et de modes de consommation très variés – de la correspondance au collectionnisme –, la carte postale photographique s’est imposée, dès la Belle Époque, comme une mise en images du monde et un inventaire du réel. Photographes et éditeurs ont ainsi massivement enregistré et diffusé des vues de paysages, de monuments, d’œuvres d’art, d’événements, de personnes et de lieux en tous genres. En mettant en scène des petits métiers et des figures pittoresques, la vie rurale et le monde ouvrier, la carte postale n’a-t-elle pas forgé une catégorie de sujets populaires ? Cette fabrique du “populaire” implique des regards qui sont des constructions et des imaginaires qu’on examinera, de même que leurs usages et leurs destinataires constituant une culture.
Discussions et conclusions