Disparition, mort et obsolescence des techniques (XVIIIe-XXe siècles)

Colloque

Organisation : Gianenrico Bernasconi (Université de Neuchâtel) et François Jarrige (LIR3S UMR 7366 CNRS-uB)[en coopération avec le Musée international d’horlogerie de La Chaux-de-Fonds]

22-23 mai 2025, Université de Neuchâtel

Présentation

L’histoire des techniques a sans doute été l’un des domaines les plus enclins aux constructions linéaires et téléologiques, se focalisant sur le récit des inventions, la succession des systèmes techniques et la logique des substitutions, comme si toute technique nouvelle chassait nécessairement celles en usage dans une course permanente à la nouveauté. Cette vision, privilégiant le succès des macro-inventions et l’idée de révolution technique, a longtemps dominé les récits historiques, notamment depuis la révolution de la vapeur devenue l’étalon pour mesurer l’innovation dite « de rupture ». Pourtant, de nombreux auteurs ont précocement questionné la linéarité des temporalités techniques, interrogé les bifurcations, les temporalités plurielles, les innombrables projets avortés. Les études sur la maintenance, la réparation et le recyclage ont montré l’importance et la richesse des pratiques visant à la persistance des techniques : les stratifications temporelles, la coexistence entre le vieux et le nouveau, les symbioses, sont devenus des manières de penser les formes du temps des techniques.

L’histoire sociale des techniques renouvelée par une plus grande attention à leurs usages a aussi montré combien « la plupart des inventions sont effectivement désinventées, dans le sens où elles tombent dans l’oubli » (David Edgerton). Le passé est en effet rempli de ces machines et inventions nouvelles célébrées comme révolutionnaires à leurs débuts avant d’être totalement oubliées ; la voiture électrique au début du XXe siècle, les avions supersoniques dans les années 1960-1970, ou les produits comme l’amiante, le DDT, et les CFC, ont finalement été abandonnés. Les dépôts des musées regorgent de dispositifs dont on n’arrive plus à comprendre le fonctionnement, à définir les contextes. Le colloque « Disparition, mort et obsolescence des techniques (XVIIIe-XXe siècles) » invite à une réflexion sur le processus de disparition des techniques, en proposant d’ouvrir quelques pistes de réflexion.

Dynamiques techniques et économiques : échec, obsolescence et démantèlement

La question de la disparition et de la mort d’une technique soulève celle de son échec, renvoyant aussi à l’immense continent de la sociologie de l’innovation qui n’a cessé d’explorer les facteurs à l’origine de l’inaboutissement d’un projet technique pourtant présenté par ses promoteurs comme une nouveauté révolutionnaire. L’enquête classique de Bruno Latour sur l’échec du projet Aramis dans les années 1980 (acronyme d’Agencement en rames automatisées de modules indépendants en stations) et sur ceux qui l’ont tué représente à cet égard un cas classique de la sociologie des techniques. La disparition des techniques peut être l’effet rhétorique d’un récit de l’innovation, qui s’alimente d’une mise à mort des techniques, la destruction créative schumpétérienne, pour alimenter le culte du progrès. L’obsolescence, comme mort programmé d’un dispositif technique, est une autre forme de la disparition des techniques. La durée de vie d’un dispositif peut être en effet déterminée par une stratégie commerciale, ou par des cultures de la consommation obsédée par le nouveau.

Par ailleurs, au temps des crises environnementales et des risques majeurs devenus un enjeu central des sociétés contemporaines émerge la question du démantèlement et du renoncement à certaines infrastructures, appareils et objets du fait de leur nuisances sociales, politiques ou écologiques. Le physicien José Halloy a proposé l’expression de « technologies zombies » pour désigner des équipements morts et en sursis, voués à disparaître du fait des contraintes physiques et sociales qu’imposent les dérèglements écologiques et sociaux systémiques. Pourtant, le paradoxe des sociétés capitalistes et industrielles actuelles est qu’elles promeuvent et multiplient ces technologies mortes au détriment des humain·es et de la biosphère, car ce sont elles qui assurent le maximum de profit et promettent de poursuivre les trajectoires industrielles et capitalistes.

Les formes de la disparition : exclusion des réseaux, détextualisation et destruction

David Gugerli a interrogé le processus de disparition des techniques : « Comment disparaissent les technologies – par exemple du futur, des pratiques ou de la mémoire ? S’agit-il d’une émergence au sens contraire ? D’une Entnetzungou d’une détextualisation ? Ou bien simplement d’une destruction, d’un démontage et d’une élimination des dispositifs techniques, qui sont brûlés, enterrés, démantelés ou simplement envoyés dans les pays du Sud ou désossés pour récupérer des matériaux, et dont les restes sont à l’origine de graves pollutions, selon des pratiques de l’unmake sur lesquelles a attiré récemment l’attention Heike Weber.

La disparition des objets peut être donc matérielle ou discursive. Les techniques sont démontées, détruites, elles peuvent sortir des cycles de production, ou bien ne plus apparaître dans les catalogues des entreprises, dans les articles de journaux, dans les publicités, dans les livres des historiens. Les systèmes techniques n’admettent plus leur usage : un programme ne reconnaît pas un vieux téléphone, on trouve difficilement les films pour une vieille caméra ou une bande magnétique pour un enregistreur. La disparition des dispositifs techniques relève de dynamiques temporelles différentes, de la contingence de son élimination, à des processus plus complexes et définitifs qui amènent à leur oubli. On ne perd pas uniquement les traces écrites d’objets techniques, mais aussi les savoirs qui les concernent : on ne sait plus fabriquer un objet et même l’utiliser. La disparition d’une technique concerne donc à la fois une matérialité et des savoirs, et engage l’analyse des réseaux de compétences et de savoir-faire.

L’oubli : disparition et pouvoir

Les raisons de la disparition peuvent enfin être les conséquences de l’exercice d’un pouvoir et l’oubli devient ainsi une forme d’exclusion. Des dispositifs techniques sortis du circuit d’usages sont l’objet d’un véritable culte, d’autres par contre sont oubliés. Cette question de l’oubli et de ses fonctions est importante dans l’étude de longue durée des techniques, la hantise de la perte des appareils et savoirs anciens, la redécouverte d’équipement perdu ou disparu constituant un enjeu constant.  Retrouver les équipements et pratiques techniques oubliés et enfouis peut aussi devenir un réservoir d’inventivité et de chemins alternatifs, le programme de recherche collaboratif paléo-énergétique entend par exemple exhumer des inventions tombées dans l’oubli et susceptibles de retrouver une opportunité d’usage dans le contexte de crise énergétique actuelle (https://paleo-energetique.org/retrofutur-museum/).
À travers le projet The Museum of Lost Technology initié à Vienne en 2019, l’artiste Ebru Kurbak se pose quant à elle la question des pratiques genrées liées à la production textile, dont la disparition est attribuée à une discrimination à l’égard des savoirs pratiques féminins, « particular knowledge that had been dominantly held by women had been excluded from official sites of science and technology research for centuries [https://losttechnology.museum/about/]».

Le colloque invite donc à réfléchir à l’histoire des dynamiques dans lesquels s’inscrit le processus de disparition des techniques (échec, obsolescence, choix politique), sur les formes de cette disparition (exclusion des systèmes techniques, disparition de la littérature technique) articulant la disparition à la fois comme oubli et comme forme de l’exclusion. Afin de préciser les problématiques concernant les dynamiques de la disparition des techniques il est souhaité de partager les réflexions avec des historien·es travaillant sur périodes et sur cadres spatiaux variés.

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